Situé à l’angle de la rue de l’École Polytechnique, à moins de 20 mètres à vol d’oiseau, le Bar de l’X, en dépit de sa taille minuscule et de l’absence de toute terrasse était l’annexe incontestable de l’École.
Strictement réservé aux élèves et à leurs chamôs de passage, le Bar de l’X était tenu par Marie et son époux Antoine depuis 1943. […]
Nous y avions tous un compte ouvert sur lequel Marie cochait avec toute notre confiance (et réciproquement), à l’aide de bâtons, les biroutes et les planteurs que nous consommions à toute occasion. On payait la note tous les mois ou tous les deux mois ou quand elle commençait à devenir trop imposante.
Le week-end, Marie préparait des magnans spéciaux pour les jarés du micral.
Nous avions même, ce qui était hautement prohibé par le règlement des PTT, relié le bar avec le standard téléphonique de l’École en tirant un fil dans les égouts de façon à ce que l’on puisse nous passer les communications qui nous étaient destinées.
À 10h14, Antoine sonnait le clairon afin de rappeler aux cocons de vite traverser la place et passer le P5 avant l’heure fatidique qui transformait la libre permission en une infraction passible d’une sanction exemplaire.
Mais la Marie, bien qu’on y consommât, surtout des planteurs, n’était pas qu’un bar. Bien qu’on y mangeât des sandwiches et surtout des biroutes, la Marie n’était ni une brasserie, ni un restaurant. La Marie c’était le haut lieu de la convivialité polytechnicienne. Marie était notre mère, notre maman, à notre écoute, aux petits soins de ces jeunes garçons, à peine sortis de l’adolescence, pas encore majeurs, solitaires, loin de leurs vraies mamans, internés malgré eux « pour la patrie, les sciences et la gloire » et un peu paumés dans une ville souvent inconnue pour beaucoup d’entre eux.
La Marie, c’était aussi la mémoire de la Montagne, la courroie de transmission entre des dizaines de promotions qui ne s’étaient côtoyées que deux à deux. La Marie fut pendant plus de trente ans la spectatrice et la complice souriante et généreuse de tous les « exploits » des promos précédentes qu’elle se plaisait à évoquer : les micralés qui, à trois heures du matin, ont court-circuité la sirène d’alarme et affolé tout le quartier pendant vingt minutes, les portes des capitaines, murées en une nuit, les essais balistiques effectués avec l’un des canons de l’École, et qui provoquèrent quelques dégâts rue de la Montagne, un X rouge (ou jaune) peint sur le dôme du Panthéon, des déportations qui aboutirent à Dijon, Lyon ou Coëtquidan, les lévriers de la Générale qui furent peints, l’un en jaune et l’autre en rouge, pour être retrouvés plus facilement, sans oublier l’éternel Ferdinand Lop qui inaugura des vespasiennes après une réception solennelle.
Bref, sans le Bar de l’X et La Marie, on se demande comment les carvas eussent pu résister deux années pleines aux conditions insupportables des programmes scientifiques et militaires auxquels ils étaient soumis.